À l’époque de mon installation, la première et la seule de ma carrière de médecin de campagne, à la fin des années 70, les jeunes émoulus de la Faculté appréhendaient le fameux syndrome de la page blanche. Pas celle de la copie d’examen puisque cette étape était définitivement franchie. Ni celle de notre ordonnancier car on nous avait inculqué les noms de centaines de médicaments susceptibles, à défaut de guérir, au moins de soulager les tourments quotidiens de nos concitoyens. En fait, nous craignions la page blanche dans notre livre comptable, uniquement dans la colonne des recettes car celle des dépenses avait déjà commencé à se remplir depuis belle lurette, grâce aux cotisations versées, obligatoirement et préalablement à toute activité, aux organismes satellites comme l’Ordre des médecins, l’URSSAF ou la CARMF, notre bienaimée caisse de retraite. Certains d’entre nous devaient souscrire un prêt bancaire simplement pour rembourser les participations, charges et autres taxes grevant dès le premier jour leur exercice libéral, dans l’attente d’hypothétiques patients, qui appartiendraient forcément, soit à la catégorie des dissidents d’autres patientèles, soit à celle des aventuriers,. Un grand nombre préférait s’engager dans le salariat pour se libérer de toutes ces contingences matérielles, ou parfois continuer leur activité de remplaçant plusieurs années supplémentaires. Mais la plupart cherchaient à reprendre la clientèle d’un médecin partant en retraite. A cette époque, les cabinets changeaient de main pour la valeur d’un demi-chiffre d’affaire annuel, voire plus si affinité. Cela restait cependant, pour le jeune installé, une opération rentable à condition qu’il se soit assuré par quelques périodes préparatoires de substitution qu’il aurait la confiance de cette patientèle acquise à un tarif élevé.

Pour ma part, après avoir passé quelques semaines à éplucher les petites annonces de la presse médicale nationale, je décidai de jeter mon dévolu sur une bourgade du Tarn dont l’unique généraliste s’apprêtait à prendre une retraite qualifiée communément de méritée. Nous nous étions mis d’accord sur les modalités pratiques et j’étais sur le point de faire le voyage à la découverte de mon nouveau territoire lorsque je découvris que le nom complet de cette localité se terminait par « Les Mines », et que lesdites mines venaient d’être définitivement fermées. Mon implantation dans cette région, désormais en voie de désertification, risquait de miner mon exercice et de creuser de profondes galeries dans mes modestes finances. Contraint de renoncer, je sombrais alors dans un période de grande solitude morale lorsque j’appris, par le plus grand des hasards, que dans un village situé dans ma Moselle d’adoption, à quelques encablures de mon domicile, un médecin venait de quitter brutalement son cabinet pour des raisons personnelles. La place se trouvait libre et offerte gratuitement au plus rapide. Ce fut la course à l’échalote entre plusieurs jeunes candidats dont moi-même. Le jour même, je faisais le siège de la Sécurité Sociale pour obtenir un numéro d’immatriculation en urgence. J’étais déjà inscrit à l’Ordre des Médecins pour mon activité de remplaçant et je contactai mon assurance civile professionnelle pour adapter mon contrat. Je me fabriquai un tampon destiné à créer manuellement mes premières ordonnances et j’achetai le matériel de base indispensable, pendant que mon épouse rafraichissait les locaux du sol au plafond. Pour une bouchée de pain, je fis l’acquisition chez Emmaüs d’un bureau, deux armoires et du mobilier pour ma salle d’attente. Trois jours plus tard, précisément le mercredi 15 octobre 1979 vers 9H00, j’étais en train d’accrocher sur la façade, en guise de plaque, une feuille de bristol plastifié indiquant mes nom, prénom et horaires de consultation quand mon tout premier patient se présenta à mon cabinet. Une quinzaine lui succédèrent tout au long de la journée et ce chiffre augmenta les jours suivants, témoignant que le bouche-à-oreille m’était plutôt favorable. En réglant toutes les formalités d’installation en moins d’une semaine, je venais de remporter haut la main une compétition acharnée quoique confraternelle comme on n’en verra plus dans l’avenir.

En effet, au début de l’année 2014, au terme de trente cinq ans d’un exercice absolument passionnant, j’ai pris la décision de cesser mon activité libérale afin de me consacrer, d’une part, à la fonction salariée de médecin coordonnateur dans plusieurs EHPAD de ma région, et, d’autre part, à ce que j’appelle du tourisme médical, au bon sens du terme, consistant à parcourir la France métropolitaine et ultramarine, tous frais payés, afin de partager mon expérience et mes connaissances avec d’autres professionnels de santé, dans des hôpitaux ou des établissements médico-sociaux et dans le cadre de leur formation continue. A cette date, cela faisait déjà longtemps que les clientèles étaient devenues invendables et les repreneurs introuvables. Soucieux, comme tous mes confrères à l’aube de leur retraite, de ne pas abandonner sans successeur les fidèles patients qui m’avaient accordé leur confiance souvent sur plusieurs générations, j’effectuai exactement l’inverse de ce que j’avais pratiqué lors de mon installation. Je fis, à mon tour, passer des annonces dans la presse médicale quotidienne et hebdomadaire. J’offrais gracieusement ma clientèle ainsi que la totalité de mon mobilier et de mon matériel en grande partie récent et en tout cas non obsolète. C’est une litote de dire que ce ne fut pas la course à l’échalote. A mon immense surprise, il m’aura fallu attendre presqu’un an avant de pouvoir céder mon cabinet. Certes, plusieurs candidats se sont manifestés, mais l’amplitude horaire de ma disponibilité et le nombre hebdomadaire de mes actes les ont fait renoncer. Impossible pour eux d’être au travail après 17H00, ou encore le Samedi ou pire, de faire des gardes de nuit… Finalement, ce sont deux jeunes médecins, sans aucun lien entre eux, qui se partagent ma patientèle, en alternant une semaine intense de consultation et une semaine de récupération. A l’un les semaines paires, à l’autre les semaines impaires. Mes anciens patients, au début décontenancés, ont bien compris qu’il valait mieux un mauvais arrangement qu’un cabinet fermé, comme ce sera malheureusement de plus en plus souvent le cas dans les années à venir…

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