Marie est une septuagénaire alerte. Depuis le décès de son époux, quelques années auparavant, elle meuble sa solitude avec de courts voyages dans sa région. La compagnie des autres anciens de son village lui fait du bien. Tant moralement que physiquement. La journée a été longue mais enchanteresse et la nuit est tombée depuis deux bonnes heures. L’autobus la dépose à proximité de son petit pavillon de banlieue. Un bénévole de son club du troisième âge l’accompagne jusque chez elle. Elle gravit les trois marches de son perron, pressée d’avaler un bol de soupe et d’aller se coucher. Ses jambes sont lourdes malgré ses bas de contention. Elle ouvre la porte d’entrée et tend le bras vers l’interrupteur. Le lustre inonde de lumière la pièce principale. Tout est sens dessus dessous, les tiroirs retournés, leur contenu éparpillé sur le carrelage. Pour les cambrioleurs aussi la journée a été très plaisante. Brutalement Marie ressent une violente douleur dans la poitrine. Comme si un géant lui écrasait le torse d’une main et, de l’autre, lui arrachait le bras gauche. Elle a déjà perdu connaissance quand le bénévole la rattrape de justesse…

« Tako Tsubo » annonce fièrement le médecin, blouse blanche impeccable, stéthoscope en écharpe, résultats d’examens sous l’aisselle, en franchissant le seuil de la chambre d’hôpital où Marie tente de retrouver ses esprits. S’imaginant sans doute avoir affaire à un stagiaire japonais, l’alitée le questionne dans la même langue : « Kézako ? ». Le cardiologue, ravi de son diagnostic original, explique alors à sa patiente que cette pathologie s’appelle aussi le syndrome du cœur brisé car elle survient habituellement à la suite d’un stress violent ou d’une très forte émotion. La cause déclenchante s’avère presque toujours négative, comme la perte soudaine d’un être cher ou une rupture amoureuse, mais parfois on en imputera la responsabilité à une joie intense. On a aussi décrit, comme facteur déclenchant un effort physique extrême. Récemment a même été rapporté, dans une revue médicale, le cas particulier d’une Israélienne, âgée d’une soixantaine de printemps, invitée à un mariage, ayant englouti une cuillère à soupe de guacamole avant de se rendre compte que cette pâte verte était en fait du wasabi, une sauce japonaise traditionnellement mangée avec les sushis et bien plus forte que la moutarde.

Quel que soit le contexte incriminé, la conséquence en est l’envoi dans le sang d’une grosse giclée d’adrénaline qui provoque une sorte de crise cardiaque. La cible privilégiée est la femme de 55 à 75 ans. L’aspect clinique est typiquement celui d’un infarctus du myocarde avec une douleur thoracique constrictive et des difficultés respiratoires. L’électrocardiogramme produit des tracés tout-à-fait analogues à ceux d’une ischémie aigüe. La confusion est donc habituelle dans les premières minutes et le traitement identique. Mais la similitude s’arrête là car le « cœur brisé » est sain ! La coronarographie révèle des artères normales. Les investigations à la recherche de facteurs de risque reviennent le plus souvent bredouilles. La quête d’antécédents familiaux ou personnels sur le plan cardio-vasculaire aboutit rarement. Pas de tabagisme ou autres addictions, pas de diabète ou d’excès de mauvais cholestérol. Par contre, on retrouve en général un terrain psychologique favorisant, des épisodes anxiodépressifs, voire une pathologie psychiatrique sous-jacente.

Bref, rien ne peut expliquer cette contradiction à part l’intervention de puissances occultes ou l’opération du Saint-Esprit. Et c’est alors qu’un examen tout simple, anodin, indolore et couramment pratiqué, permet d’apporter le diagnostic différentiel. L’échographie ! Celle-ci décrit une image caractéristique. Le cœur, au lieu de présenter deux moitiés symétriques, dévoile un ventricule gauche très dilaté, comme la panse d’une amphore romaine, l’oreillette en constituant le col rétréci. Cette forme anatomique curieuse et spécifique a été découverte à la fin des années soixante-dix par des médecins nippons qui la comparèrent à celle des pièges à poulpe. Ces pots en terre cuite sont très utilisés au Japon ainsi que sur le pourtour méditerranéen. Les pots sont mis à l’eau et coulent jusqu’au fond. Les poulpes y entrent pour se protéger, s’en servant comme abri. Lorsque les récipients sont remontés à la surface, les mollusques au lieu de chercher à s’enfuir, se plaquent contre les parois. Baptisés karour dans les pays du Maghreb ou gargoulettes sur les côtes espagnoles, ces pièges sont appelés tako tsubo par les pêcheurs japonais. D’où la dénomination de cette pathologie, traduite chez nous par une expression nettement plus romantique.

Surgissant sur un cœur non malade, on peut imaginer que le pronostic de ce syndrome sera bien plus favorable que celui d’un infarctus classique. C’est habituellement le cas puisque la survie est la règle et que les séquelles sont en principe rapidement régressives. Ainsi on estime que la récupération complète est obtenue à un mois dans la majorité des cas et que les séquelles à type de mauvais fonctionnement ventriculaire sont rarissimes au-delà d’un an d’évolution. Pourtant on ne doit pas considérer cette maladie comme bénigne car les complications, même exceptionnelles, peuvent être graves.

En France, on évalue à environ 1500 cas annuels la prévalence de ce syndrome. Cependant, une étude américaine, parue en juillet 2020 dans le JAMA Network Open, souligne que pendant la pandémie de Covid-19, le nombre de nouveaux cas de tako tsubo a été multiplié par quatre ou cinq dans plusieurs pays, touchant des personnes peu ou pas malades de la Covid. Ce qui porterait à près de sept mille, dans notre pays, le nombre de cœurs brisés l’an dernier. En cause, l’excès de stress psychosocial et la précarité économique. Voilà encore d’autres victimes collatérales à porter au débit de la crise sanitaire. 

Dans la phase initiale, les bétabloquants, ces médications qui bloquent l’adrénaline, sont évidemment d’une grande utilité. Mais une fois le diagnostic établi, seule une prise en charge du terrain anxieux s’avère indiquée. La relaxation, la sophrologie, l’hypnose, le yoga ou la psychothérapie représentent de bonnes solutions de soutien. L’homéopathe prescrira volontiers chamomilla et pulsatilla. On aura recours aussi à la phytothérapie avec ses trois plantes si précieuses dans la neurodystonie cardiaque : l’aubépine, l’olivier et la mélisse. On complètera utilement ces mesures avec des diffusions aromathérapiques de trente minutes avant le coucher d’un mélange de lavande et petit grain bigaradier en alternant un jour sur deux avec de la bergamote, également en huile essentielle. Mais comme il vaut mieux prévenir que guérir, on prendra surtout toutes les précautions indispensables avant d’annoncer une nouvelle fortement émotionnelle. Sous peine d’entendre une voix d’outre-tombe déclamer la célèbre réplique pagnolesque de César à Panisse : « Tu me fends le cœur !! » 

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